Elements x noemiche
La joyeuse boulangère Claire Escalon me donne rendez-vous une heure avant l’ouverture. La mise en place est calibrée et cadencée. Sur un étal mobile, elle dispose de délicieux gros pains rustiques à la coupe et au poids. Claire m’explique pourquoi sa boulangerie s’appelle Elements : pour faire du pain, nous avons besoin de farine, d’eau, de sel et de chaleur. Traduction : nous avons besoin des éléments : de la terre, de l’eau, de l’air et du feu.
Il est 15h30, Paris fourmille. À emporter ? Un pain et un petit gâteau. Chaque client que je vois passer se laisse happer par la couleur des croûtes et le motif des gâteaux. Dans ce fournil, les éléments s’unissent dans le clair-obscur - Claire, architecte d'intérieur reconvertie a tout pensé. S'agirait-il du fournil de demain ? Un espace optimisé et décloisonné pour que le boulanger n’ait pas à faire les 100 pas. Qui est derrière la production ? Comment ? Où ? La scène du boulanger est enfin révélée.
De l’otium au negotium
Le pain est un aliment fait d'une certaine quantité de farine mêlée d'eau et de levain et cuit au four. Une recette qui s’inspire du simplissime, mais toujours réconfortante. Il nous transporte dans l'émotion, le plaisir, la gourmandise ; la diversité infinie des goûts et textures qui résultent des processus de sa fabrication fascine et intrigue. Depuis longtemps, Claire a pour habitude, par conviction ou simple goût de ce qui est (très) bon , de se nourrir avec des produits de saison, naturels et sains, cultivés le plus localement possible, respectant l'environnement et les hommes qui travaillent la terre. “Je n’ai pas voulu ouvrir une boulangerie, j’ai voulu faire du pain. Le pain c’est l’élément symbolique du partage, une chose terriblement appétissante et tout le monde a son avis sur la question. Et pour pouvoir le partager plus largement, il a fallu créer un fournil et un point de vente - c’était une conséquence.”
Avant Elements (en 2018), Claire arpente en vélo les rues parisiennes. Pérégrinations à travers les boulangeries qui osent proposer du pain au levain. Elles se font rares. Sa curiosité est piquée et, comme disait Jacques Brel, il vaut toujours mieux “aller voir”. “C’est incroyable que d’un endroit à un autre, avec les mêmes ingrédients - farine, eau, sel - le pain puisse être juste exceptionnel ou vraiment pas terrible. De même, en architecture, avec les mêmes matériaux, on peut faire des choses magnifiques ou horribles. Quant à moi, j’étais assez économe en signe : 1 matériau, 1 couleur et 1 système de forme pour une pièce dans son ensemble. À croire que le minimalisme recherche le contraste entre les goûts ; la mécanique est si saisissante que j’ai souhaité m’en emparer et la plaquer sur du pain. En 2019, je franchis les portes de l’École internationale de boulangerie.”
Small is beautiful
Claire cultive la simplicité en soi. Elle n’aurait jamais fait de pâtisserie qui demande une complexité et plus d’ingrédients - à l’opposé des 3 ingrédients suffisants et nécessaires dans la fabrication du pain. Le pain a quelque chose de plus commun et généreux, pratiquement tout le monde mange du pain même si la consommation de pain en volume a beaucoup baissé. Il est devant soi, comme une constante. “Les discussions que j’ai avec mes clients, c’est juste génial, sur leurs manies et habitudes : la tartine classique beurre - confiture ou le pain que l’on grignote juste comme ça. Cette générosité toute simple, c’est ça que j’aime.”
“[…] j’emportais un morceau de pain dans ma poche, lorsque je partais en mission. J’ai connu d’autres aviateurs qui faisaient ça… Il me faut une présence humaine, et le pain du point de vue humanité, on ne fait pas mieux.” (La nuit sera calme, Romain Gary)
*Claire se change pour accueillir ses clients* “Tu sais je ne dérogerai jamais au plaisir. Je ne fais que ce que j’aime, c’est un credo. Les autres pourront toujours suivre mes enthousiasmes. À Paris, il y a suffisamment de gens qui peuvent aimer la même chose que moi et s’arrimer au projet. Ce qui compte pour moi c’est l’humain - les petites structures et les projets à petite échelle, les rencontres sans intermédiaire. Pour la boulangerie, je me servais au début de la farine (Les Terres de Vie) d’un paysan meunier dans l’Yonne seulement il a arrêté d’en faire… j’utilise aujourd’hui celle d’un meunier (Moulin Gribory) qui travaille avec 19 paysans qui ont des petites parcelles aux alentours de son moulin - en meule de pierre et à eau - et qui sont rémunérés correctement. Ce qui se passe au-delà du produit m’importe, j’ai cette réflexion en permanence sur comment sont fait les choses pour respecter chaque maillon de la chaîne et le vivant, toujours.”
Une dose de simplicité pour deux doses de réconfort
Un bon pain ce n’est pas le même pour tout le monde. Le pain que Claire aime a une belle croûte croustillante, bien caramélisée, presque cramée, une mie bien alvéolée, moelleuse et très odorante. Un jeu entre les deux, entre le croustillant-moelleux. Il a une belle couleur, une mie brune et une croûte noire. Elle aime surtout qu’on en parle, du pain. Moi je l’aime à toute heure, sous toutes ses formes, il accompagne les plats que je prépare. Claire, elle, le mange nature, avec du beurre, du fromage, du miel, à toutes les sauces quoi. “Je le mange sans règle. C’est une histoire de goût et de palais. Le bon goût universel n’existe pas. C’est la même chose pour l’art ou la mode.”
“La nourriture est un langage par lequel nous nous informons mutuellement, d’un certain nombre de choses : de notre statut social, de certains rites ou protocoles d’hospitalité, de notre origine géographique, de certaines attitudes psychologiques, de valeurs morales et même au fond de l’idée que nous pouvons nous faire du monde, […] le goût finalement n’est rien d’autre qu’une sorte d’alibi subjectif individuel d’une signification” (Archive de France Culture, Roland Barthes)
“De sa première vie d’architecte d’intérieur, [Claire] a gardé un appétit pour l’esthétique épurée : une pièce lumineuse sur rue, toute beige et blanche, un long comptoir en bois et une décoration minimale.” (Le Fooding). Ses pains comme des architectures vivantes apportent un confort autant visuel et physique que mental. “Mes pains n’ont une allure sensationnelle, ils ne sont pas hors des clous, ils ressemblent à des pains. Néanmoins ils sont ce que j’avais en tête et correspondent à une idée précise que j’ai de l’esthétique.”
Dans son élément
Le pain n’est pas une consommation absurde. Il soulève des questions et Claire détient désormais les réponses. Les notions abstraites deviennent concrètes. Une transparence prodigieuse que Claire à figer dans sa boulangerie - parce qu’elle a su organiser la porosité des fonctions : produire, accueillir, réfléchir, vendre et raconter. Alors, on déguste et on apprend, on déguste et on comprend, on déguste et questionne. “Le matin, je suis seule, silencieuse et concentrée et comme je ne suis pas une femme des cavernes, l’après-midi, je raconte mon histoire et papote avec mes clients - qui sont des amours - à propos des produits. Pour moi, c’est un bon équilibre.”
N’en déplaise aux parisiens, Claire a choisi d’ouvrir l’après-midi. “Je ne veux tout simplement pas travailler la nuit, je veux continuer à avoir une vie normale, c’est un métier dur et physique, tu es debout tout le temps, tu piétines et en bossant la nuit, je n’aurais pas été heureuse et ma production en aurait pâti. Je prépare le pain jusqu’à 14h et après je mets en place. Ce qui est intéressant c’est que mon pain se garde super bien, tu peux l’acheter à 17h et le lendemain matin, il est encore meilleur et plus digeste. Tu l’achètes finalement à la bonne heure.”
À cœur ouvert
“Je garde le fournil ouvert : les passants peuvent me voir travailler et la boulangerie devient ainsi un lieu pédagogique, quand on fait du pain, on a besoin d’un sac de farine, de matières brutes et tout nous ramène à l’origine de la matière originelle du pain. Ici, tout se transforme devant nos yeux. Je suis (l’unique) âme du lieu - hélas, l’espace étroit ne me permet pas de recevoir des stagiaires - je ne me suis pas reconvertie pour me désolidariser du projet quelques années après, je suis là pour faire du pain.”
Grand virage à gauche pour atterrir dans le paradis du réconfort, avec des mûres et des biscuits. Alerte Madeleine de Proust. “C’est très bizarre, il y a un truc que j’ai adoré quand j’étais petite, mon père avait une maison de campagne dans les hauteurs de Grenoble, il y avait une super belle nature, il faisait beau et je me souviens que c’était la saison des mûres, on les avait cueillies et dans la foulée, on avait fait de la confiture et je me souviens de l’avoir mangé avec des petits biscuits qu’on appelait les Petit Brun, logés dans une boite à métal. Les fruits ultra parfumés tiédis avec ce biscuit légèrement aromatisé à la vanille. Ça prit en sandwich avec cette confiture de mûre, c’était un régal !”